Gaz, l’Europe piégée

A l’approche de l’hiver, l’Europe aborde la saison froide avec des réserves de gaz jugées «satisfaisantes». Le ministre italien de l’Énergie, Gilberto Pichetto Fratin, a confirmé à Reuters que l’Italie atteignait déjà près de 90 % de stockage, l’objectif fixé par Bruxelles. Ce «coussin» de sécurité devrait permettre de contenir d’éventuelles tensions sur l’offre, mais ne suffit pas à dissiper les incertitudes qui pèsent sur le marché gazier continental. Car au-delà des stocks, c’est le nouvel ordre énergétique mondial qui se dessine. La Russie, marginalisée par l’Europe depuis la guerre en Ukraine, pivote désormais vers la Chine. Gazprom a officialisé début septembre la construction du gazoduc Power of Siberia 2, destiné à livrer 50 milliards de mètres cubes par an à Pékin – soit l’équivalent de l’ancien Nord Stream 1. «C’est un tournant géopolitique majeur», analyse Tatiana Mitrova dans le Financial Times. Pour Moscou, ce projet est une bouffée d’air face aux sanctions. Mais la victoire pourrait s’avérer amère: «La Chine bénéficie d’un pouvoir de négociation considérable et impose ses conditions», soulignent Joseph Dellatte et Rosalie Klein dans une note de l’Institut Montaigne. Autrement dit, le Kremlin écoule son gaz «à prix cassé», renforçant sa dépendance à son partenaire asiatique. Aux États-Unis, la manœuvre ne suscite guère d’inquiétude. Chris Wright, secrétaire à l’Énergie, l’a assuré au Council on Foreign Relations: «La Russie a perdu plus de parts de marché en Europe qu’elle n’en gagne en Chine. Je ne m’inquiète pas pour nos exportations de GNL». Washington voit même dans ce contexte l’occasion d’accroître ses ventes de gaz liquéfié aux Européens, un dossier que Donald Trump entend pousser avec vigueur. Pour l’Europe, le calcul est plus douloureux. Dépendante des importations, le Vieux Continent se retrouve pris entre la compétitivité chinoise, dopée par un gaz russe bon marché, et la pression américaine pour soutenir le GNL. L’industrie européenne en paie déjà le prix: selon le rapport Draghi de 2024, les coûts énergétiques sont aujourd’hui trois à cinq fois plus élevés qu’aux États-Unis. Résultat: une production en recul, 250.000 emplois détruits en Allemagne et une perte progressive d’autonomie stratégique. Sur le marché, les prix du gaz stagnent pour l’instant autour de 32 €/MWh, selon Reuters. Les analystes anticipent une relative stabilité à court terme, portée par des stocks élevés et une météo clémente. Mais la tendance masque une réalité implacable: l’Europe, privée de levier énergétique, reste la grande perdante d’un jeu où Washington et Pékin fixent désormais les règles.


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