Il y a 64 ans, les manifestations du 17 octobre 1961 à Paris. Un crime d’État qui hante encore la Ve République

Soixante-quatre ans après le massacre des Algériens du 17 octobre 1961 à Paris, le sang des noyés de la Seine continue de hanter la conscience française. En 2025, alors que les relations entre Alger et Paris traversent une crise sans précédent, la France officielle demeure prisonnière de ses démons coloniaux. Tandis que la droite et l’extrême droite ressuscitent les nostalgies de “l’Algérie française”, cette commémoration rappelle, dans toute sa cruauté, la permanence d’un déni d’État et d’une honte que la Ve République n’a jamais effacée. En France, une extrême droite attisée par un Bruno Retailleau, tristement célèbre pour ses saillies revanchardes et ses relents de nostalgie coloniale, a pris le pas sur la raison d’État, empoisonnant durablement les rapports entre les deux nations. Emmanuel Macron, loin de s’y opposer, s’en est souvent fait le relais, multipliant les concessions à une droite revancharde et xénophobe. Entre calculs politiciens et relents coloniaux, la diplomatie française, qui fait désormais de l’Algérie un enjeu de politique intérieure, semble prisonnière d’un passé qu’elle refuse obstinément de regarder en face. Plus que jamais, la mémoire du 17 octobre 1961 vient rappeler la nature profonde de cette relation faite de déni, d’arrogance et de blessures jamais refermées. Sur fond de crise diplomatique, cette date tragique revient comme un miroir tendu à la République française - celui d’un État qui, au nom de l’ordre, s’est transformé en machine répressive. Le 17 octobre 1961, ce jour-là, en pleine guerre d’Algérie, des milliers d’Algériennes et d’Algériens défilent pacifiquement à Paris à l’appel du Front de libération nationale (FLN). Ils protestent contre un couvre-feu raciste, décrété par le préfet de police Maurice Papon, qui interdit aux seuls «Français musulmans d’Algérie» de sortir après 20h30. La manifestation, encadrée par des consignes strictes de non-violence - «pas d’armes, pas de heurts, manifester en famille» –, sera réprimée avec une brutalité inouïe. La police, mobilisée par milliers, tire, frappe, arrête. On comptera plus de 11 000 interpellations, des centaines de blessés, et plusieurs centaines de morts, noyés dans la Seine ou exécutés dans la rue. Des témoins racontent les rafles, les cris, les corps jetés dans le fleuve. Dans les jours qui suivent, on repêche plus de 150 cadavres entre Paris et Rouen. Parmi eux, Fatima Bedar, collégienne de 15 ans, retrouvée morte dans le canal de Saint-Denis. Les autorités, dans un ultime cynisme, font signer à son père un procès-verbal affirmant qu’elle se serait «suicidée». Le lendemain, Maurice Papon nie la tragédie. Dans un communiqué de presse, il évoque «trois morts» et accuse les manifestants d’avoir provoqué la police. Les grands journaux reprennent cette version sans la contester: Le Figaro titre alors «deux morts, 44 blessés graves, 7.500 Nord-Africains arrêtés». En réalité, la vérité était connue dès les premiers jours au sommet de l’État. Comme l’a révélé Mediapart en 2023 à partir d’archives inédites, le général de Gaulle et l’Élysée furent informés très rapidement de l’ampleur du crime. Une note du conseiller Bernard Tricot datée du 28 octobre 1961 mentionne «54 morts», noyés, étranglés ou abattus par balles. Une autre, datée du 6 novembre, recommande au chef de l’État d’« éviter le scandale » tout en rappelant qu’« il importe de montrer que certaines choses ne doivent pas être faites ». Pendant plus de vingt ans, la France officielle tait ce massacre. Papon deviendra même ministre du Budget, Roger Frey présidera le Conseil constitutionnel. Il faudra attendre les années 1980 pour que des historiens comme Jean-Luc Einaudi rouvrent la plaie. Dans La Bataille de Paris (1991), il reconstitue minutieusement la chronologie des faits et brise l’omerta. Lors du procès de Papon en 1997 pour complicité de crimes contre l’humanité pendant la Seconde Guerre mondiale, Einaudi témoigne et rappelle la responsabilité directe de Papon dans le massacre du 17 octobre 1961. Ce témoignage marquera un tournant: la France découvre alors qu’un haut fonctionnaire de la République, déjà compromis à Vichy, a aussi couvert des crimes coloniaux sous la Cinquième République. Plus de soixante ans après, la vérité continue de se frayer difficilement un chemin. En 2022, une lettre ouverte signée par Pierre Audin (Fils de Maurice Audin) et plusieurs personnalités appelait Emmanuel Macron à inscrire le 17 octobre dans le calendrier officiel des commémorations nationales. Un an plus tard, en mars 2024, l’Assemblée nationale adopte une résolution historique reconnaissant et condamnant le massacre des Algériens du 17 octobre 1961 à Paris. Portée par la députée écologiste Sabrina Sebaihi, elle demande l’instauration d’une journée de commémoration officielle. Malgré la valeur purement symbolique de ce vote, le geste marque une avancée. Mais il suscite aussi les foudres de l’extrême droite, qui dénonce une prétendue « repentance à outrance ». «Le crime du 17 octobre n’est pas une bavure, c’est un crime d’institution», répond Paul Vannier (LFI), tandis que Sabrina Sebaihi fustige «le racisme décomplexé des héritiers de l’OAS». Le massacre du 17 octobre 1961 n’est pas seulement un drame colonial: il révèle la part d’ombre de la Cinquième République. Un État qui, au nom de l’ordre, a accepté la barbarie sur son propre sol. «C’est la première fois dans l’histoire des peuples colonisés qu’ils portent la guerre sur le sol du colonisateur», déclarait le général Giap. En ce sens, le 17 octobre symbolise le moment où la République française s’est regardée dans le miroir de sa propre violence - et n’a pas supporté son reflet. Décidément, le massacre du 17 octobre 1961 n’est pas une page tournée. Soixante-quatre ans après, il continue de hanter la mémoire française, tant que le déni demeure intact. En France, certains responsables politiques donnent encore l’impression que l’Algérie reste un territoire sous influence, qu’il faut rappeler à l’ordre plutôt que considérer comme un partenaire souverain. Sous couvert de coopération, persistent les vieux réflexes de domination et la nostalgie d’un paradis perdu. Tant que la République Française refusera d’assumer ce crime d’État et de rompre avec cette arrogance héritée du colonialisme, la Seine continuera de refléter l’ombre d’une honte que le temps ne parvient pas à effacer.


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