Au cœur de Médina Jdida, quartier commercial par excellence, Tahtaha, tel un centrosome, a joué un rôle important dans la vie des résidents de la ville. L’esplanade de l’indépendance, dont les étapes de son évolution resteront gravées dans la mémoire Oranaise, est devenue par la force des choses un passage obligé pour tout transitant par Oran.
Les générations qui se sont succédées ont toutes marqué de leurs empreintes leur passage, cet espace où florissaient simultanément commerce et activités culturelles du terroir. Et, tout visiteur, se devait s’offrir et s’imprégner de cette chaleureuse ambiance qui y régnait.
Les Chouyoukh qui se produisaient sur les terrasses de «ses» cafés, les groupes de Karkabou, El Banda Zahouania, les groupes Issaoua, Shab El Baroud et bien d’autres qui ont rejoint cet espace, insufflaient un soupçon de réconfort et de joie dans les cœurs meurtris des masses humaines qui s’agglutinaient autour des Halquate, qui se tenaient au gré du temps pour un instant d’oubli. Ces moments de joie dans la grande peine de l’ère coloniale, sont bien loin derrière nous. Ils se sont maintenus quelques années après l’indépendance, pour disparaître à jamais, laissant ainsi cet espace festif si cher aux oranais livré à lui-même… Un haut lieu martyrisé, endeuillé un jour par la cupidité de la main assassine de l’autre. …
Ces moments de joie, comme ces instants de deuil, je les revois. J’ai l’impression de les toucher du doigt comme une succession d’images en relief colorisées. Nous étions une bande de jeunes, nous habitions El-Hamri, un valeureux quartier populaire martyr lui aussi. Pour nous, Tahtaha signifiait le moment de joie tant attendu. «Roukho», le rouquin au regard vert, perçant, magicien par excellence des «Halquate» de «Tahtaha», dont nous guettions anxieusement le retour, lui qui nous faisait rêver par des tours de magie, que seuls quelques «grands», connaissaient l’astuce. Quelle joie avions-nous à être là tous les dimanches. Assis à même le sol, fondus dans cette ronde d’hommes et d’enfants, tout ahuris, nous admirions et applaudissions cette «chose» qui fut un régal pour nos innocents yeux. Ces Chouyoukh, ce magicien, ces conteurs…, En un mot ces Dérouiches qui nous ont fait vivre le charme des temps d’avant, nous ont quittés. Ils manquent au décor de Tahtaha dont le charme se délite jour après jour. Tahtaha c’est aussi et surtout cet espace lâchement agressé un certain 28 Février de 1962, un jour de Ramadhan, où une bombe vilement dissimulée, a explosé, ôtant ainsi la vie à plus de 80 pauvres gens qui vaquaient à leurs occupations et blessant un grand nombre d’autres…Des martyrs, victimes de la traîtrise humaine qui emporteront dans leur mort, l’espoir d’une indépendance qu’ils ne verront jamais.
Quel destin ? Et dire que nous étions à quelques mois de la célébration du 5 Juillet 1962, qui fut solennellement fêté. Tout cela est fortement lié à ma mémoire telle une glue de forte viscosité. En cet après-midi de ce jour fatidique, je m’en souviens, j’étais avec mon père, nous étions à quelques jours de l’Aïd-el-fitr, et l’on devait comme nos voisins procéder à quelques achats pour la préparation de cette fête riche en symboles. On flânait sur ce long et vaste espace bordé sur ses deux flancs, d’arbustes de taille moyenne aux fleurs multicolores qui se prolongeaient au fur et à mesure que l’on avançait jusqu’au mur d’enceinte de la caserne du corps expéditionnaire sénégalais. Au fond, en relevant un peu la tête, l’on apercevait le fort de Santa-Cruz qui, bien assis sur le Murdjadjo, dominait la ville. Quel beau tableau! A cette époque, Tahtaha jouissait de beaucoup de prestige auprès de nos parents et de nos grands-parents. Soudain, c’est le Boum assourdissant.
Une forte déflagration se fait entendre. Surpris, les gens criaient, couraient ne sachant vers où se diriger… C’est la stupeur générale. Je sautai au cou de mon père qui courait de toutes ses forces pour nous mettre à l’abri. Je revois dans cette course quelques visages ensanglantés gémissant par terre. Soudain un homme de forte taille me souleva d’une main pour me projeter au fond d’une sombre pièce et rabaissa le rideau. C’était le coiffeur du coin, me le fit savoir mon père quelques années plus tard. C’est une bombe y a El-Khaoua, dit une voix dans l’obscurité. Je me rappelle avoir tout entendu, mais j’avoue n’avoir rien compris à ce langage d’adultes quand on a huit ans. Il y avait trois ou quatre personnes avec nous dans cette pièce. Quelques minutes plus tard, nous quittions cet abri. Au dehors, c’est la cohue.
Les sirènes des ambulances se faisaient plus fortes. Les secours s’organisaient. On entendait des gens à même le sol crier, d’autres gémissaient de douleur se tordant sur eux-mêmes. Craignant pour ma petite santé, mon père, les yeux en larmes, faisait de son mieux pour m’éviter les images de cette cruauté. Il décida enfin de me confier à cette femme qui tout en pleurs, était assise sur le bord du trottoir, un Haïk sur la tête, puis il se mêla à cette magnifique masse humaine qui s’est constitué dans le sang sur les lieux de cette monstruosité pour assister les nombreux blessés. C’était abominable, c’était trop fort pour toi mon fils, m’avoua mon père, prié un jour de me raconter le détail de cet après-midi. C’est par des bribes qu’il s’est acquiescé. Il me parla de cette solidarité de l’époque qui selon lui a bien perdu de son ardeur.
Nous étions aux uns et aux autres, telle était notre devise, disait-il, en hochant délicatement sa tête. Plus tard dans l’après-midi, lorsque nous avons regagné notre maison, El-Hamri, comme bien d’autres quartiers de la ville, affichait une tristesse que les mots ne peuvent de nos jours, transcrire, tant grande était la douleur…Et, c’est avec une oppression thoracique si étouffante que les adultes attendaient dans ce triste crépuscule, le coup de canon pour rompre le jeun de cette sanglante journée de Ramadhan qui, restera à jamais gravée dans la mémoire des Oranais. A présent, bien que des années soient passées, lorsque je promenais mon père sur Tahtaha, bien droit, presque au garde à vous, il s’attardait longuement à hauteur de la stèle érigée à la gloire de nos martyrs. Je voyais ses larmes mouiller ses joues basanées, ridées par l’âge. Il ne pouvait s’empêcher de ne pas pleurer. Je compris alors, qu’il n’était point en mesure de pouvoir étouffer ces moments pleins d’amertume qui remontent à chaque fois sans un désir de verser cette larme en sublime hommage à cette époque ô combien douloureuse.