Si quelques journaux tentent de contester cette version, c’est néanmoins ce communiqué qui va incarner la version « officielle », Le Figaro en tête titrait, au lendemain de la manifestation, en grande manchette à la Une: «Deux morts, 44 blessés graves, 7.500 Nord-africains arrêtés ». Cette manifestation du 17 octobre 1961 intervient, pour rappel, quelques mois après la suspension des négociations avec le FLN, le 13 juin 1961 et le putsch d’Alger d’avril 1961, qui a échoué, et ayant permis au général de Gaulle d’appliquer l’article 16 de la Constitution de la Cinquième République Française et se saisit alors des pleins pouvoirs, mis en œuvre jusqu’au 30 septembre 1961. Papon justifiait cette répression aveugle par la présence de «groupes armés mobilisés pour encadrer la manifestation mais aussi pour la précéder», une véritable assertion et mensonge d’Etat, puisque le FLN avait donné des instructions pour que « la manifestation doit revêtir un caractère pacifique», nous dira un militant, membre de la cellule FLN de la fédération de France, présent le 17 octobre à Paris. Et à ce dernier de rappeler avec force arguments qu’il « était strictement interdit de porter des armes, même des armes blanches», insistant au passage pour rappeler que FLN avait bel et bien donné la consigne d’aller manifester en famille, avec femmes et enfants. Selon Ali Haroun, le seul but recherché par cette action est «de briser le couvre-feu qui défend aux Algériens de sortir le soir, c’est pratiquement arrêter toutes les activités organiques, les éléments du FLN étant pratiquement tous des travailleurs qui ne peuvent militer qu’après les heures d’usine». Le préfet de police de Paris, Maurice Papon, qui a reçu carte blanche des plus hautes autorités, dont de Gaulle, lance, avec 7.000 policiers, une répression sanglante. Il y aura 11.730 arrestations, et peut-être beaucoup plus de 200 morts, noyés ou exécutés, parmi les Algériens. Ce jour-là, des centaines d’Algériens ont été noyés dans la Seine ou massacrés par la police française à Paris. «Depuis le 17 octobre 1961, entre Paris et Rouen, il y a eu le repêchage dans la Seine, de plus de 150 cadavres d’Algériens», écrivent encore plusieurs historiens à propos de cet événement. Parmi ces victimes, Fatima Bedar, une jeune collégienne de 15 ans, qui fait partie de ces centaines de morts du massacre du 17 octobre 1961 et plus de 2.300 blessés. Le 31 octobre1961, son père est appelé par le commissariat de Police pour aller identifier un cadavre repêché dans le canal de Saint-Denis. Il s’agit bien de Fatima qui gît au milieu d’une quinzaine d’autres dépouilles et qu’il ne reconnaît que grâce à ses longs cheveux noirs. Comble du cynisme, le père se voit obligé de signer un procès-verbal fumeux, selon lequel sa fille se serait… suicidée. Cet événement et les massacres qui s’en sont suivis, sont occultés par la France officielle jusqu’aux années 80, puisque Maurice Papon, préfet de police en 1961, a été ministre jusqu’en 1981 et que Roger Frey, ministre de l’Intérieur en 1961, a présidé le Conseil constitutionnel jusqu’en 1983. A partir des années 80, des historiens vont commencer donc à produire des travaux de recherche sur la manifestation et sa répression. Mais il faut attendre 1997 et le procès de Maurice Papon (sur ses actes pendant l’Occupation) pour que les événements du 17 octobre refassent surface sur la scène publique. Commence alors un long travail de mémoire et d’écriture de l’histoire encore en cours. En effet, en octobre 1997, Maurice Papon est enfin jugé pour son rôle actif, entre 1942 et 1944, dans la déportation de 1.690 juifs de la Gironde vers Drancy, dernière étape avant Auschwitz. Lors de l’interrogatoire de l’accusé, Jean-Luc Einaudi est appelé à témoigner. A la barre, il affirme qu’il y avait eu aussi, à Paris, en octobre 1961, un massacre perpétré par des forces de police agissant sous les ordres de Maurice Papon alors préfet de police. L’écho médiatique et politique de cette déposition est considérable. On a «découvert» d’autres cadavres dans les placards de Papon. Des cadavres qui ne sont pas ceux de Vichy, mais bel et bien de la République Française. Avant d’être un événement bien connu des historiens, le 17 octobre 1961 a fait l’objet d’une amnésie complète; c’est elle qu’Einaudi a dû vaincre dans un long combat. Einaudi a mené ce combat pour la reconnaissance politique d’un crime colonial d’État, à travers un travail d’enquête solitaire qui le mène à écrire «La bataille de Paris, 17 octobre 1961» (publié en 1991); puis le retentissant double procès Papon (Einaudi invité à témoigner de la responsabilité de Papon dans les événements du 17 octobre, puis attaqué par Papon pour diffamation!), qui aboutit à l’éclatement de la vérité historique. Après cet événement, il y a eu également la résistance acharnée de l’appareil d’État français lui-même à livrer ses secrets contenus dans les Archives et la lente et difficile apparition du 17 octobre 1961 dans les manuels scolaires français. Un travail d’enquête qui convie aussi à une réflexion profonde sur l’incapacité de la société Française, à regarder en face son histoire coloniale et constitue un vigoureux plaidoyer pour l’acceptation pleine et entière de cet héritage colonial. « La Bataille de Paris (1991) » a eu le mérite de dresser un véritable « procès-verbal » du massacre du 17 octobre 1961 à Paris, qui ruine la version officielle et révèle en France ce crime d’Etat « oublié ». Ce travail, suivi d’une retentissante confrontation judiciaire avec Maurice Papon, son obstination à établir et à faire reconnaître cette tragédie, font que Jean-Luc Einaudi devient un « héros moral », disait l’historien Mohammed Harbi. Cela intervient dix ans avant que la France ne se penche à nouveau, en 2000, sur l’usage systématique de la torture dans la répression du nationalisme algérien. «C’est la première fois dans l’histoire des peuples qui luttent pour leur indépendance que le colonisé porte la guerre sur le sol du colonisateur », avait déclaré le général Giap, au sujet des événements du 17 octobre 1961, marqués par une violence inouïe dont a fait preuve la police française contre les Algériens.
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Des atrocités commises en plein cœur d’un pays qui se targue d’être celui de toutes les libertés et de tous les droits !!!
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Cinquante neuf années après ces douloureux événements et 58 années après l’indépendance nationale, la guerre d’Algérie hante toujours la République Française. Durant ce mois d’octobre, plusieurs événements se sont succédé qui font que le passé colonial ne lâche toujours pas la France. A commencer par Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Education, qui, intervenant dimanche 4 octobre sur une question de l’enseignement de la langue arabe à l’école publique, a affiché clairement son opposition à l’idée d’une repentance de l’Etat français pour ses crimes commis durant la colonisation de l’Algérie. «Je pense que si l’on fait de la repentance «plus-plus», on a de l’intégration «moins-moins», affirme Blanquer dans un entretien accordé à BFM.TV, en poursuivant que «de façon générale, on fait envie quand on est fort et quand on ne cherche pas toutes les cinq minutes à s’excuser de tout».
Ce ministre du gouvernement Macron appelle, tout honte bue, à «faire justice à toutes les mémoires. La mémoire des pieds noirs qui ont souffert énormément de la Guerre d’Algérie qui très souvent se sentent lésés par la façon dont on en parle dans les médias, la mémoire des harkis, de la même façon la mémoire de ceux qui ont lutté pour l’indépendance et qui souvent considèrent que souvent quelque chose doit être dite. C’est vrai aussi du côté de l’Algérie». En d’autres termes, il met sur le même pied d’égalité les colonisés et le colonisateur, les bourreaux et les victimes. Avant lui, le président Macron avait aussi évoqué la guerre d’Algérie lors de la présentation de son plan contre le «séparatisme islamiste» en évoquant le passé colonial de la France. «Nous sommes un pays qui a un passé colonial (…) qui a des traumatismes qu’il n’a toujours pas réglés, avec des faits qui sont fondateurs dans notre psyché collective, dans notre projet, dans notre manière de nous voir. La guerre d’Algérie en fait partie», a-t-il dit. Et au président français de reconnaître qu’«au fond, toute cette période (coloniale) de cette histoire est revenue comme à rebours parce que nous n’avons jamais déplié les choses nous-mêmes. Nous voyons des enfants de la République (…) des citoyens issus de l’immigration venue du Maghreb, de l’Afrique subsaharienne, revisiter leur identité par un discours postcolonial et anticolonial». Dans ce sillage, l’on apprend également que l’armée française vient de faire barrage à Macron, qui a décidé portant d’ouvrir les archives liées à l’affaire Maurice Audin. C’est ce qui est révélé récemment, sur France Culture, poussant ce média à s’interroger sur: «Jusqu’où le secret-défense peut-il empêcher de connaître précisément ce qui s’est passé dans l’histoire de France, il y a plus de soixante-dix ans, et notamment pendant la Guerre d’Algérie?» France Culture révèle, pour l’occasion, qu’«un vigoureux tour de vis verrouille la consultation de milliers d’archives classées secret-défense», en faisant savoir qu’une requête a été justement déposée par un collectif de chercheurs et d’archivistes auprès du Conseil d’Etat, dans laquelle ils notent que «depuis près d’un an, l’accès à de nombreuses archives tend à se refermer à la faveur de procédures toujours plus scrupuleuses…ou d’intentions plus obscures». «Leur démarche qui associe des historiens, le collectif Maurice-Audin et plusieurs associations d’archivistes, témoigne d’un bras de fer qui ne se relâche pas», explique France Culture qui qualifie ce bras de fer de «pourrissement». Ce collectif qui dénonce une «intrusion administrative et militaire», démontre, par-là même, que la volonté politique, sans doute sincère, affichée par Macron, pourrait être court-circuitée par «une institution militaire qui se crisperait sur son passé». Effectivement, au début de cette année 2020, le secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale, qui relève de Matignon, a décidé de faire appliquer une instruction interministérielle qui réglemente l’accès aux pièces dites «classifiées». «L’histoire de la Guerre d’Algérie et de ses résidus est déjà tissée de silences tellement puissants, et tellement verrouillés eux-mêmes déjà, que la parole fut longtemps trop douloureuse, trop bancale, trop périlleuse en somme», estiment les historiens français, dans une déclaration à propos de ce « secret-défense qui entrave la mémoire». C’est justement ce paradoxe français que tiennent à relever les observateurs, à propos de la question du colonialisme et son traitement par la République Française. En février 2017, lors d’une visite à Alger, alors candidat à la présidentielle, Emmanuel Macron avait qualifié, dans un précédent historique, la colonisation de « crime contre l’humanité ». Mais en juin dernier, en répliquant aux vœux exprimés de débaptiser l’avenue Bugeaud à Paris, dont les mains sont entachés de massacres d’autochtones algériens, le président Macron a clairement signifié que «la République n’effacera aucune trace ni aucun nom de son Histoire. La République ne déboulonnera pas de statue. Nous devons plutôt lucidement regarder ensemble toute notre Histoire, toutes nos mémoires». En juillet dernier, le Président Abdelmadjid Tebboune désigne, dans la sérénité, son Conseiller chargé des archives et de la mémoire, M. Abdelmadjid Chikhi, pour rétablir la vérité sur la période coloniale avec son binôme français, l’historien Benjamin Stora. Si en Algérie la désignation de M. Chikhi est accueillie favorablement, en France, par contre, la désignation de cet auteur d’une quarantaine d’ouvrages académiques sur l’histoire de la guerre d’Algérie, a suscité une controverse et la montée au créneau des éternelles nostalgiques de l’Algérie française. En effet, 740 nostalgiques de l’Algérie française viennent d’adresser une lettre ouverte au président français Emanuel Macron dans laquelle ils s’en prennent violemment à l’historien Benjamin Stora l‘accusant «d’appartenir à l’extrême gauche» et «au groupe trotskiste lambertiste et de l’Organisation communiste internationaliste, l’OCI». Les rédacteurs de la lettre dont des harkis, des pieds noirs, des membres de l’OAS…reprochent à Benjamin Stora d’être «complice avec l’ennemi FLN ». Ils citent l’historien Mohammed Harbi qui l’a «énormément aidé pour les 600 biographies du dictionnaire de militants rédigées entre 1978 et 1985» et pour avoir reçu de Stora «une partie des fiches de surveillance des indigènes [algériens] récoltés au centre d’Aix-en-Provence», qualifiant cette entraide académique qualifiée de «haute trahison». Ces éternels frustrés du paradis perdu, lancent une série d’interrogations à l’adresse du président Macron, auquel leur lettre est adressée: «Quels sont les blocages que vous craignez, Monsieur le Président ? Ceux de nos vaillants militaires et harkis encore vivants ? Ceux des Français d’Algérie encore nombreux à se battre contre cette repentance dont vous avez offert les prémices aux Algériens lors de votre campagne, là-bas, à Alger?» «Et nous, la France, Monsieur le Président? Nous, les Français, comment et quand vous déciderez-vous à tout mettre en œuvre pour nous défendre et laver notre honneur?» Ce sont autant d’interrogations de ces frustrés de la Guerre d’Algérie qui n’admettent toujours pas l’indépendance nationale versée au prix d’un million et demi de valeureux fils de l’Algérie. Décidément, il ne se passe aucun événement en France sans que la guerre d’Algérie et la colonisation ne s’invitent dans le débat. Une France qui peine à se débarrasser de son passé colonial, demeure hantée par la guerre d’Algérie.